Powers
Par

Retour sur l'excellente série Powers, mélangeant enquêtes, drames, humour et... sperme magique.

Powers fait partie de ces comics "réalistes" qui tentent régulièrement de montrer l'impact social, économique ou culturel qu'auraient des surhumains sur notre monde. Dans cette optique, Brian Michael Bendis (cf. Sur les traces de Bendis), au scénario, mélange donc ici deux genres qui lui sont chers : polar et super-héros. À ses côtés, Michael Avon Oeming réalise, dans un style cartoony, des planches exemplaires d'inventivité et d'expressivité. Les différents plans, jeux de lumière ou idées narratives servent parfaitement le propos et plongent le lecteur dans un récit âpre, tendu, parfois drôle, souvent violent.

Sur le fond, il s'agit d'enquêtes policières concernant des crimes liés au monde des super-héros, le tout saupoudré d'un humour incisif (à base de pubs parodiées par exemple). Mais en fait, Powers va bien plus loin et fourmille de références et de scènes magnifiquement dialoguées.
Dans l'un des épisodes, c'est par exemple Warren Ellis en personne qui se retrouve au centre de l'histoire, accompagnant les flics afin de se documenter et de trouver l'inspiration. Le point de vue narratif est toujours celui des policiers, jamais celui des Masques. Ne vous laissez pas abuser par l'aspect doux voire enfantin du graphisme, le texte est souvent franchement pour adultes. Un petit exemple ? Alors qu'Olympia, un super-héros ultra populaire, est retrouvé raide mort dans une sordide chambre d'hôtel, une fille, avec qui il a eu une aventure, est interrogée par les deux inspecteurs. C'est une groupie qui est excitée par les "pouvoirs". Elle raconte assez librement qu'elle voyait Olympia pour "baiser" mais que, en dehors de ça, pour ce qu'elle en savait, "c'était un enculé".  Plutôt gratiné déjà, mais l'échange suivant est encore plus... particulier (cf. encadré ci-dessous).

Une groupie interrogée par Deena et Walker, sous la plume de Brian Michael Bendis



— On ne sait jamais ce qui peut arriver dans des aventures de ce genre. Une des filles que je connais, Kate, elle courait après Ringray. Et quand elle a fini par lui mettre la main dessus, elle... c'est drôle... elle lui a fait une... elle l'a sucé.
— Hum.
 Et elle est allé jusqu'au bout et... euh... elle... elle n'en a pas perdu une goutte.
 D'accord...
 Et après ça... elle a été capable de voler pendant quelques heures. Pas très haut ni très vite mais... six heures...

Il fallait y penser. La fellation donnant des pouvoirs pendant un temps limité, voilà une sacrée façon d'appréhender les supermen qui peuplent les comics !
Évidemment, il ne s'agit pas ici de super-héros confrontés à de terribles menaces, ni même d'une parodie à proprement parler, mais plutôt d'une sorte de constat ironique rassemblant tout ce que l'on ne peut pas dire dans les séries mainstream.
C'est inventif, jubilatoire et résolument outrancier, Bendis se délectant à jouer avec les codes habituels du genre.

Certains épisodes vont assez loin dans le scabreux, flirtant ainsi avec le côté transgressif d'un The Boys par exemple. Ainsi, l'une des enquêtes portera sur une vidéo de Red Hawk, super-héros reconnu et adulé, qui a été rendue public et montre le brave homme en pleine séance d'ondinisme avec une mineure. Niveau image, on a déjà fait mieux. Pourtant, le héros - qui n'est autre dans le civil que le sénateur Broderick - n'aura guère le temps de s'inquiéter de sa popularité puisqu'il est retrouvé mort peu après.
Christian Walker et Deena Pilgrim devront alors enquêter sur le passé du sénateur masqué et sur les relations conflictuelles qu'il entretenait avec les anciens membres de Unity, une équipe divisée aujourd'hui par la rancune, l'amertume et les copyrights. Après une explosion nucléaire sur le sol américain et l'assassinat du Pape, l'affaire paraît pourtant reléguée au second plan. A moins que tout soit lié et que les deux enquêteurs soient devant le cas le plus grave de leur carrière...


Dans cet arc, comme souvent, Bendis s'en prend aux media et dresse une sévère critique de leur traitement voyeuriste de l'information. Autre grand moment : un vrai-faux épisode de Unity, façon old school pour les graphismes, mais avec des dialogues très... épicés. Les auteurs vont même jusqu'à se moquer gentiment des conventions ou du merchandising généré par les séries à succès. Savoureux.
N'allez pas croire pour autant qu'il ne s'agit que d'un prétexte pour balancer du vitriol et des sentences acides sur les planches. L'histoire prend, après quelques épisodes, une ampleur inattendue et se permet même de virer tout doucement au drame, d'autant que le "méchant" de l'histoire est loin d'être un salaud monolithique et que les héros ne sont pas vraiment des saints.

Un autre récit permettra de creuser un peu le passé de Walker, le personnage prenant alors une nouvelle épaisseur. Sa relation avec la très piquante Deena s'avérera plus tendue (il faut dire que les circonstances ne se prêtent pas vraiment à la rigolade), mettant l'humour en retrait pour un temps. Les auteurs dénoncent à cette occasion un système médiatico-commercial qui s'emballe et finit par devenir dangereux. Flics, avocats, attachés de presse, super-héros, journalistes, tous agissent avec un certain cynisme, n'hésitant pas à se servir les uns des autres pour arriver à leurs fins.

Après le héros à problèmes, imposé par Stan Lee dans les années 60, l'on se dirige tout doucement vers le héros désabusé, produit marketing dépouillé de ses nobles intentions et utilisé par l'état, la presse ou les multinationales. Les costumes et les noms ronflants demeurent pour amuser ou fasciner le grand public mais l'homme sous le masque s'est fait une raison en admettant qu'il ne pouvait combattre, malgré ses pouvoirs, ni les dollars ni la télévision. La scène finale, où Walker se recueille près d'une statue, déjà taguée, sous un ciel noir et menaçant, est révélatrice. Les grands idéaux sont morts. Le réalisme a rattrapé les Capes. Les super-héros se suicident ou se font arracher des membres qui ne repoussent pas. Il faut maintenant s'en arranger, même si l'avenir paraît bien sombre...


Enfin, le huitième tome, intitulé Légendes (le dernier paru en VF), est particulier puisqu'il s'agit d'une nouvelle époque pour la série, la précédente s'étant clôturée, d'une manière magistrale, par l'arc Éternels (Forever en VO), qui présentait les origines de Walker, voire même celles de tout surhumain. Alors que jusqu'ici, Bendis n'avait donné que peu d'éléments sur le passé de Walker (le tome #4 de la série n'en laissait entrevoir que quelques bribes), cet arc brillant et original se penchait sur le passé, remontant jusqu'aux origines de l'humanité et donnant à Walker une dimension tragique supplémentaire.
Cet opus, aussi brutal que subtil, s'attachera à développer encore plus la relation Walker/Pilgrim, par petites touches, parfois par des non-dits, un simple regard ou une petite vanne, partagée entre deux êtres qui savent qu'ils sont revenus de si loin que même les mots, parfois, ne suffisent pas à tout exprimer.

Les deux flics sont constamment malmenés, et guère aidés en plus par le gouvernement ou leur patron direct. Dans un monde devenu dingue, où des tarés s'imposent parmi les malfrats en bouffant - au sens propre - un concurrent, ils font leur job. Ils traquent, questionnent, tabassent, s'en prennent plein la tronche, et se relèvent, encore et encore, comptant l'un sur l'autre, mais ne pouvant entièrement se livrer, de peur de peut-être totalement s'effondrer.

Car c'est un peu le thème général de cette histoire : la distance, la séparation. Que ce soit la mince frontière de la loi, régulièrement franchie (et pas seulement par les criminels), la distance pudique qui existe entre Walker et Pilgrim (transformée par la suite en distance physique pour un temps), l'abandon déchirant de Calista aux services sociaux, ce qui sépare les flics des surhumains (même Walker fera la distinction entre "eux et nous"), et même ce qui sépare Walker de lui-même, terrible Gora, dont le passé reviendra le torturer, tout semble évoquer les barrières, réelles ou psychologiques, qui isolent et cloisonnent, que ce soit la morale séparant les héros/flics des hors-la-loi (certes dans un noble but) ou la simple mais terrible conséquence de la condition humaine, qui condamne à l'individualisme et au repli.

Et tout cela, sous la plume d'un Bendis magistral, semble couler de source. C'est bien fichu, c'est même élégant car, au final, nous n'avons pas devant les yeux un récit pompeux ou prenant les lecteurs pour des idiots, mais un vrai bon polar, construit, haletant, et enrichi par des personnages très bien écrits. L'on peut rester à la surface des planches, et déjà profiter pleinement d'une bonne histoire, ou, entraîné par le style de Oeming, se perdre dans un drame qui n'a rien d'invraisemblable, car les Masques ne sont là que pour le fun, le reste, c'est de l'humain, cette matière bizarre que nous connaissons sans toujours vraiment la maîtriser dans la vie et qui, en fiction, s'ordonne si bien, si logiquement, sans heurts non désirés...

Malheureusement, la série, un temps publiée par Semic puis reprise par Panini, s'arrêtera en France avec le tome #8, plus de la moitié des épisodes restant inédits en VF. Surprenant et très regrettable vu la qualité du titre.
Une série culottée et profonde, douce par son graphisme mais très acide dans son propos.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Profond et subtil.
  • Des graphismes cartoony au style léché, contrastant avec le sérieux et le côté adulte de la série.
  • L'humour très acide.
  • Les personnages.
  • Une habile critique des dérives médiatiques et, plus largement, sociétales.

  • Incomplet en VF.