Ur : King, Kindle Rose et réécriture
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Petit retour sur une nouvelle de Stephen King un peu particulière et intitulée Ur.

Le contexte de la publication de ce récit est déjà en soi assez inhabituel. Il s'agit d'une nouvelle ayant accompagné la sortie du tout premier modèle de Kindle d'Amazon. Ce n'était donc à la base disponible que sur ce support, afin d'en faire la promotion. King a d'ailleurs intégré le fameux Kindle (cf. cet article pour découvrir les avantages et inconvénients de la version Paperwhite, il s'agit d'un point de vue de lecteur, non d'un partenariat) à son histoire (et de belle manière, comme nous allons le voir).
Cette nouvelle a depuis été remaniée et publiée en 2015 (2016 en VF) dans le recueil Le Bazar des Mauvais Rêves, lui aussi un peu à part puisqu'il contient des nouvelles inédites, des versions révisées de nouvelles plus anciennes, ou encore Sale Gosse, une nouvelle (numérique) à la base exclusivement réservée au public français et allemand.
Mais intéressons-nous tout d'abord à cette énigmatique Ur.

Bien que cela fasse penser à l'éventuel prénom d'un homme de Néandertal ou au cri de joie d'un sanglier, Ur est en réalité une fonction à part dans le menu Kindle qu'un professeur vient tout juste d'acquérir. Wesley Smith est un passionné de littérature, un amoureux des livres, mais après une rupture quelque peu... violente, il se met en tête de se moderniser, histoire de prendre une revanche aussi relative que puérile sur son ex.
Wesley reçoit ce qu'il imagine encore être un simple "gadget" et prend possession d'un modèle rose [1] apparemment non commercialisé. Mieux encore, il découvre dans le menu de son appareil les fonctions Ur. Il va alors comprendre que son Kindle peut télécharger les œuvres des auteurs de... mondes parallèles. Stupéfait, il se met notamment à lire Les Chiens de Cortland, un roman d'Hemingway totalement inédit. Du moins, dans ce monde-ci.

La nouvelle n'est pas très longue (surtout pour du King) mais très bien ficelée. Comme toujours, l'auteur parvient à rendre ses personnages crédibles et attachants avec une aisance déconcertante. En plus du fait que le texte soit très bon, il convient de préciser qu'il se rattache à la mythologie de la Tour Sombre [2]. Non seulement à cause, bien entendu, des univers parallèles, mais aussi par le biais de petits détails ou de protagonistes très inquiétants.
Rien de totalement indispensable pour ceux qui s'intéressent à The Dark Tower, mais plutôt agréable si l'on veut prolonger le plaisir et rassembler le plus d'éléments possibles sur ce multivers passionnant.

Le recueil contient de petites pépites, des textes plus expérimentaux (de la poésie pas franchement convaincante), des nouvelles assez courtes et anecdotiques et, comme nous l'avons vus, d'anciens textes remaniés. Le procédé en lui-même génère quelques interrogations légitimes.
Stephen King explique (dans l'avant-propos de l'ouvrage et les textes introductifs qui accompagnent chaque nouvelle et les resituent dans leur contexte) qu'une histoire n'est jamais totalement terminée, qu'un auteur peut décider, indéfiniment, de la modifier, corriger, réviser.
C'est un peu étrange comme point de vue. Lorsque cela concerne la longue saga de La Tour Sombre, écrite sur plusieurs décennies, sans trop savoir, de son propre aveu, où King mettait les pieds, l'on peut aisément comprendre l'envie de revoir les premiers jets publiés, afin de rendre le tout plus cohérent. Lorsqu'il s'agit de textes isolés (nouvelles ou romans), cette intervention est déjà plus difficilement justifiable.

Un individu, et donc a fortiori un auteur n'ayant jamais vraiment fini d'apprendre son Art, change tout au long de sa vie. Il est normal qu'à 20 ans, l'on n'écrive pas de la même manière qu'à 30. Ou 40. Il y aurait non seulement un côté quelque peu schizophrénique à réécrire perpétuellement d'anciens textes avec la vision, pas plus parfaite d'ailleurs, du présent, mais c'est aussi nier ce que l'auteur a été. Et si l'on a été particulièrement prolifique, il vaut mieux, à 50 ou 60 ans, se préoccuper de ses écrits actuels plutôt que de chercher à adapter indéfiniment les anciens. Le King de 40 ans était suffisamment bon et rigoureux pour que le King de 60 balais n'ait pas à venir passer la gomme derrière lui.
Il est nécessaire à un moment de laisser l'œuvre vivre d'elle-même, dans l'esprit des lecteurs. Tant qu'elle n'est pas publiée, c'est le moment pour bosser, modifier, revoir mille fois la même phrase, la même scène. Mais une fois le document de travail transformé en livre, il faut lui souhaiter bon vent et ne plus aller farfouiller dans son moteur. Car la seule manière d'ôter toute imperfection d'une histoire, c'est de ne pas l'écrire. Cette quête de la perfection a tout son sens en amont, pendant l'écriture, mais plus du tout (sauf correction de coquilles par exemple) ensuite.
Bon, évidemment, s'il y a bien un auteur à qui l'on va passer quelques excentricités ou coquetteries, c'est bien le vieux briscard du Maine. M'enfin, le sujet méritait d'être abordé.

Pour en revenir au recueil, n'hésitez pas à vous procurer ce Bazar des Rêves (surtout si vous n'aviez pas déjà lu les fameuses nouvelles à la publication "spéciale" que sont Ur et Sale Gosse). C'est un bon gros bouquin, dans lequel l'on se perd avec plaisir, guidé par un vieil ami. Et comme toujours, la magie est là. Les frissons, le sentiment de déjà-vu parfois, l'amertume, l'émotion, tout est identique mais différent. Et toujours aussi excitant, que ce soit la balade d'un gamin sur son vélo, le menant à une aire de repos désaffectée, une dune étrange que l'on pensait prévisible et qui offre un gros retournement de situation, un accrochage en voiture, une compétition de feux d'artifice qui tourne mal, tout cela offre l'essentiel et un peu plus. Du divertissement, certes, mais aussi, sous la surface, des réflexions pas si simplistes que les monstres et les choses de la nuit pourraient le faire croire. Car King aborde aussi des questions morales, sociétales et philosophiques. Avec une élégance et une universalité qui manquent souvent aux écrivains "sérieux".

Très conseillé.      



[1] King a réellement reçu, à l'époque, un modèle unique de couleur rose.
[2] cf. notamment cet article.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • King. What else ?
  • Les liens, même ténus, avec la Tour.
  • Un condensé d'émotions variées.
  • Quelques textes, comme Morale, vraiment dérangeants (dans le bon sens du terme).
  • Les nombreuses précisions et anecdotes de King.

  • Quelques nouvelles manquant parfois d'originalité ou de force, bien qu'elles soient narrativement parfaites.
  • Quelques textes anciens remaniés alors que l'on préfèrerait de la nouveauté.