Polémique autour de Ghost Recon Wildlands
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Il m’est souvent arrivé de m’insurger contre des inepties proférées à l’encontre des comics, des jeux, de certains pans de la pop culture (cf. cette chronique ou celle-ci). En général, il s’agissait d’énormités balancées par des journalistes peu scrupuleux ou des auteurs sectaires (cf. cet article ou celui-ci). Mais il s’agissait toujours d’affirmations négatives, qui tendaient à déprécier un domaine (cf. cet article qui revenait sur la manière honteuse de présenter les jeux vidéo comme une addiction, au même titre que l'alcool ou le cannabis).
Or, tenter de glorifier une activité en utilisant un argumentaire fallacieux sans rapport avec la dite activité est tout aussi coupable. Encore plus si cela est relayé avec complaisance par la presse. 

Le point de départ est cet article du Monde, qui relate la déception d’un responsable d’Ubisoft devant la réaction du gouvernement bolivien face à la présentation de leur pays dans Ghost Recon Wildlands, un TPS dans lequel le joueur lutte contre le cartel de la drogue dans une Bolivie futuriste.  
La présentation par le journaliste du Monde, dès les premières lignes, est partisane et s’éloigne clairement du but a priori recherché : informer de manière objective. La voix de Tommy François, reporter de terrain en charge de récolter diverses informations pour enrichir les jeux, est décrite comme « penaude » (recherche d’empathie, rien à faire dans un article) et l’on déclare de but en blanc que c’est son travail (présenté comme essentiel) qui est visé indirectement par le gouvernement bolivien. Oh, les salauds de Boliviens qui n’ont même pas le respect du travail d’autrui et s’insurgent quand on associe leur pays aux seuls narcotrafiquants, alors que l’on a poussé l’effort jusqu’à modéliser la moindre motte de terre !

Les Boliviens en colère ont été jusqu’à convoquer l’ambassadeur français, tombant certainement des nues devant le motif du grief.
L’ambassadeur actuel, Denys Wibaux, est diplomate de carrière, juriste de formation, et il a une bonne tête à bien s’éclater sur Call of Duty. J’avoue, c’est totalement gratuit, m’enfin, ça m’amuse de l’imaginer en train de s’occuper très sérieusement d’un incident déclenché par un jeu vidéo. Bref, les responsables boliviens ne sont pas contents parce qu’ils estiment que ce jeu caricature leur pays, non sur la forme (apparemment respectée jusqu’à la moindre touffe d’herbe) mais sur le fond. C’est un peu comme si les anglais sortaient un jeu se déroulant en France, basée uniquement sur le délit d’initié et les emplois fictifs. C’est pas totalement faux mais ça emmerde un peu les responsables de l’office du tourisme. Mais le problème ne vient pas tant de la réaction bolivienne, excessive mais attendue, que des arguments développés par l'employé d'Ubisoft pour défendre son job. 


Bon, Tommy continue de dire qu’il est désolé (il « soupire » en faisant acte de contrition, bravo encore pour le côté froid et pas du tout orienté de l’article) et pense que « cela ira mieux quand ils verront le travail monstrueux que l’on a mis (sic) à retranscrire le monde ».
Prenons un exemple. Imaginons que l’on fasse un jeu sur votre famille. Basé uniquement sur les ennuis judiciaires de l’oncle Anatole. Ça va un peu vous surprendre, vous froisser certainement. Et l’on vous répond : « attends de voir comme on a super bien modélisé la table de la salle à manger ! »
Ah oui, en effet, je suis pressé de voir la réaction des autorités boliviennes devant cet argument imparable.

Alors, pour être honnête, je ne crois pas une seconde qu’il faille se baser sur la diplomatie pour estimer ce que l’on a le droit ou pas de montrer ou extrapoler dans une création, qu’il s’agisse d’un jeu, d’un roman ou de n’importe quelle œuvre artistique ou à but ludique. Autrement dit, la réaction des autorités boliviennes est inappropriée, mais la réaction des responsables du jeu (de celui-ci en tout cas) n’en est pas moins spécieuse et même parfois très... limite.

Le journaliste nous explique ensuite le métier de Tommy. Il s’agit d’apporter « un supplément d’âme », de « rencontrer des gens, des visages, de partager ».
Putain, c’est beau comme du Manu Chao.
Avant de chialer d’admiration devant la noble mission du globe-trotter, rappelons que tout auteur se documente toujours un minimum. C’est normal. Ça fait partie de l’écriture (d’un jeu, d’un roman, d’une BD…). Lorsque le grand nombre d’intervenants (400 !! dont 50 à 80 directement sous ses ordres) est évoqué, on se dit que le journaliste va poser la question qui vient automatiquement à l’esprit : avec autant de gens, n’y a-t-il pas un risque de diluer l’information, de la lisser, pour qu’au final il n’en reste qu’une caricature, sorte de plus petit dénominateur commun ?
Mais non, pas de réaction, encore moins un début d'approche contradictoire. 


Tommy continue à vanter l’intérêt de son poste en prenant comme exemple le niveau de Tchernobyl dans Call of Duty : Modern Warfare. Il ne dit d’ailleurs pas que c’est mauvais, mais que les gens qui ont créé ce niveau se sont basés sur de la doc (comme 99% des auteurs, qui n’ont pas les moyens de parcourir le monde). Pas de bol, Tchernobyl n’est vraiment pas un bon exemple car il n’est évidemment pas souhaitable, pour des raisons de santé, de s’y rendre. Il termine avec cette sentence : « tu peux passer trois ans sur wikipedia (argh) tu ne me raconteras pas les dix secondes de l’arrivée à l’aéroport, à sentir des odeurs différentes, à voir des couleurs différentes, des voitures différentes, etc. »
On va s’attarder un peu sur cette phrase qui vaut vraiment le coup.

1. Passer trois ans sur wikipedia.
Autrement dit, très longtemps (trop longtemps) sur une encyclopédie collaborative réputée pour ses erreurs. Est-ce là tout ce que le net ou les ouvrages papier proposent ? Non.
Il y a ici une mauvaise foi qui vise à opposer dans un cas une mauvaise documentation (comme si la bonne n’existait pas) et dans l’autre un travail sur le terrain, certes potentiellement riche mais nullement systématiquement nécessaire.

2. Tu me raconteras pas les 10 secondes de l’arrivée à l’aéroport.
Ben… si.
C’est clairement ce qu’un auteur va faire.
Cet exemple est tellement con qu’il revient à dire que pour raconter un crime ou un viol, il faudrait tuer ou violer soi-même. Heureusement les auteurs n’en sont pas encore là. Et s’ils peuvent se renseigner sur de tels actes, extrêmes, ce n’est pas trop leur accorder en termes de confiance que de penser qu’ils parviendront à imaginer une arrivée dans un aéroport.

3. à sentir des odeurs différentes.
Probablement la partie la moins stupide, bien que je ne sois pas persuadé de la variation de l’odeur d’un tarmac d’aéroport selon les pays. Oui, je sais qu’il ne parle pas spécialement de l’aéroport là. Ceci dit, il serait surprenant qu’une forêt exhale des effluves de charquekan sous prétexte qu’elle est bolivienne.
Et si les mecs de Modern Warfare s’étaient rendus à Tchernobyl, un endroit interdit à juste titre car encore radioactif, par quel procédé auraient-ils rendu les « odeurs » du décor dans leur niveau ? Ah oui, tout ce qu'il dit est systématiquement débile. C'est rare. 

4. à voir des couleurs différentes.
Non. Impossible factuellement. Les couleurs ne sont pas différentes en Bolivie de ce qu’elles sont au Japon ou en France. Il s’agit donc d’une licence poétique, d’une formule destinée à faire « joli ». Ce qui serait très bien dans une fiction, mais pas dans une interview censée justifier l’approche artistique polémique d’un jeu.

5. des voitures différentes.
Il y a vraiment besoin d’aller en Bolivie pour, de nos jours, voir des  voitures « différentes » ?
D’une part, il suffit de se balader sur Google Earth pour voir des véhicules tout à fait identifiables dans les rues des villes boliviennes, d’autre part, même si effectivement une certaine « atmosphère » peut être liée à une présence sur place, elle est ici décrite avec un manque d’à propos désarmant.


Certains éléments viennent ensuite (enfin !) apporter du crédit à la fonction assurée par Tommy et son staff. Ils se sont notamment intéressés au travail des militaires ou encore à la culture locale, aux pratiques religieuses. Plutôt bien ça. Sauf que, de nouveau, les arguments avancés sont sujets à caution.
Le type explique par exemple qu’un « mec » (l’on appréciera la qualité de la source) lui a dit qu’une maison avait abrité Klaus Barbie. Non seulement il prend ça pour argent comptant mais en profite pour en remettre une couche sur wikipedia, comme s’il n’existait que ce moyen pour s’informer en dehors de l’enquête (ou plutôt des rumeurs) sur place.

La suite est encore pire. Si jusqu’à présent, l’on en restait aux élucubrations et aux facilités, l’on en vient maintenant à une forme de condamnation étrange, incompréhensible même.
Ainsi, en parlant de la cocaïne, le fameux spécialiste de la Bolivie va balancer que c’est une forme de colonialisme pour « les petits cons blancs (ah ben carrément des propos racistes maintenant, et ça passe dans Le Monde sans problème... parce que ça vise des Blancs je suppose, ceci dit, ça tombe sous le coup de la loi quand même) dans les boîtes de nuit de Miami ou Paris, qui s’en mettent plein le nez. »
D’une part, je ne suis pas persuadé que seuls les Blancs se droguent en discothèque dans les pays occidentaux, d’autre part, il faudra m’expliquer par quel putain de miracle les consommateurs, en bout de chaîne, sont considérés comme « colonialistes » ? Ceux qui « colonisent » ne sont-ils pas les producteurs et les acteurs économiques de ce commerce ? Ou alors le type a voulu dire l’inverse et dans ce cas il s’y est tellement mal pris que ses propos sont incompréhensibles en plus d’être insultants (et illégaux).


Le portait continue. On nous vante son bureau à Montreuil, ouvert sur le monde. Forcément. Et la malice du gars. Son « appétit » de rencontre (un appétit de rencontre qui pousse à tenir de tels propos caricaturaux et méprisants, on s'en passerait). Sa « bi-nationalité de nature » (je ne sais pas ce que ça veut dire, j’ai toujours cru qu’avoir une bi-nationalité relevait de l’administratif, donc du domaine culturel au sens strict, et non de la nature).
Et l’on en vient aux propos les plus crétins (ah tiens, il lui restait de la marge) : « le jeu vidéo est une forme d’apprentissage de demain. »
Misère.
Quand on voit ce que donne un système d’apprentissage dédié, avec plus d’un million de fonctionnaires en France (uniquement dans ce seul domaine, oui) et un budget de plus de 150 milliards d’euros… (en tout cas en 2014. Ça a certainement un peu augmenté depuis, vous savez ce que c’est), eh bien… on se rend compte que c’est très compliqué l’apprentissage et l’éducation. Même quand on les laisse à des professionnels (le niveau des collégiens et des bacheliers en témoigne, je ne parle même pas des universités françaises, totalement méprisées – à raison – sur la scène internationale). Alors avancer qu’un domaine ludique a une « mission » de ce genre, c’est de la pure science-fiction. C’est même totalement mensonger. Bien entendu, cela peut arriver que l’on apprenne quelque chose avec un jeu, mais c’est un effet secondaire, ce n’est pas ce qui le caractérise et ce n’est surtout pas son putain de but !!
Il y a des gens qui sniffent de la colle, mais vous bousiller les neurones n’est pas l’objectif premier de la colle. La colle, c’est fait pour… coller. Donc un jeu, c’est fait pour… ? « Apprendre » ? Non, comme son nom l’indique, c’est fait pour jouer. Et ce n’est pas péjoratif. Le jeu a une fonction psychologique essentielle, même les adultes jouent (ou devraient jouer), ça n’a rien de régressif, c’est un signe de bonne santé mentale. La mission réelle du jeu est suffisamment noble et utile pour que l’on ne soit pas obligé de mentir à son sujet. 
Ainsi, Gabriel Balbo, psychanaliste, directeur du Journal français de Psychiatrie, explique qu’historiquement, les jeux étaient destinés aux adultes et que les historiens qui se sont penchés sur l’évolution du jeu défendent l’idée que l’esprit ludique est l’un des ressorts principaux, pour les sociétés, des plus hautes manifestations de leur culture. Et pour les individus, de leurs progrès intellectuels (source : psychologie.com).
Concepteurs et programmateurs, réjouissez-vous : le jeu est utile en tant que jeu. Nul besoin donc de mettre en avant des qualités imaginaires pour le défendre.  

Suit ensuite une condamnation (un comble !) de l’aspiration des joueurs (qui ne demandent qu’à… jouer) face à l’incroyable mission dont le mec se sent investi. Ou face à un égo démesuré qui se prend pour un professeur. Et drôle de professeur, parce qu’en fait, le mec fait peur. Surtout lorsqu’il dit que son objectif, c’est de faire en sorte que ses deux enfants « ressortent plus intelligents lorsqu’ils auront passé 300 heures sur un jeu ».
Ah, 300 heures quand même... c’est pratiquement deux semaines non-stop à ne faire que ça. Un mois entier si l’on prend le temps de dormir un peu et se nourrir. Hmm… c’est pas un peu trop pour des enfants ? Surtout que, pour qu’ils deviennent plus « intelligents » (ou cultivés plus exactement), il existe tout de même des activités plus appropriées. Aller quelques heures en cours par exemple. Ou lire.
Donc, clairement, non.
Non, les jeux vidéo ne sont pas dangereux mais non, ils ne sont pas pour autant éducatifs, en tout cas, ce n’est pas leur mission. En réalité, les jeux vidéo clairement pointus ne vont pas « éduquer » les joueurs mais attirer les joueurs éduqués ou déjà curieux. C’est différent.

Ce Ghost Recon Wildlands propose certes apparemment un vaste monde ouvert, des graphismes qui claquent leur race, mais sa valeur didactique reste à démontrer, surtout en sachant que la même chose pourrait être proposée dans un monde totalement imaginaire. Et puis, qu’un jeu du genre Civilization ait une valeur ajoutée éducative, on l’imagine facilement. Pour un jeu de tir, c’est déjà moins évident. Cela n’est pas trop s’avancer que de dire que rares seront en tout cas les enfants qui l’achèteront pour « découvrir » la Bolivie.