Stephen King : maître de l'horreur ou fin connaisseur de la nature humaine ?
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La sortie ce mois du nouveau roman de Stephen King nous donne l’occasion de faire le point sur un auteur dont l’œuvre est encore méconnue en France et surtout très mal présentée par les médias.

King « maître de l’horreur », « roi de l’épouvante », voilà en gros les clichés habituels que l’on peut lire dans la presse ou entendre à la radio. Outre le fait que les récits de King n’appartiennent pas tous au genre horrifique (certains s’approchent plus de la science-fiction, du polar ou du fantastique en général), la « peur » n’est nullement l’élément principal qui fait le succès des romans ou nouvelles de l’écrivain.
Il utilise bien sûr souvent des éléments fantastiques (encore que ce ne soit pas systématiquement le cas, notamment pour les romans publiés à l’origine sous le pseudonyme de Richard Bachman) mais le paranormal, les vampires ou les simples chiens méchants sont loin d’expliquer l’engouement des lecteurs pour le plus célèbre résident du Maine.

Ce qui fait la particularité et la force des récits de King, c’est l’émotion qui s’en dégage, une émotion permise et nourrie par la construction minutieuse des personnages.
Il existe en effet bien des romans plus « gore » ou horrifiques que ceux de King (ceux de Graham Masterton, bien que souvent complètement ratés et mal écrits, contiennent bien plus d’éléments d’épouvante). Ce qui fait que l’on frissonne réellement en tournant les pages écrites par King, c’est que le processus d’identification (cf. cet article) fonctionne à plein régime.
Dans Charlie, les personnages principaux luttent principalement contre une agence gouvernementale. Dans Cujo, le « monstre » n’est qu’un simple chien enragé. Dans Les Tommyknockers, la menace est personnifiée par un vieux vaisseau enfoui sous la terre. Le monstre classique (comme dans Salem ou Ça) est loin d’être employé systématiquement.
Par contre, l’on éprouve une vraie affection pour le poète James Gardener, pour Andrew McGee et sa fille ou encore pour la pauvre Donna Trenton.


Si King est le maître d'un domaine, c’est bien celui de la construction des personnages. Il ne s’agit pas de corps sans âme, non habités, mais de personnages « épais », vraisemblables, dont les petites manies ou les failles sont peu à peu dévoilées et permettent de rendre tragiques des faits qui pourraient n’être qu’anecdotiques s’ils n’impactaient pas de « vraies » personnes [1].
L’auteur est en plus aidé dans sa tâche par des fins souvent tragiques ou disons au moins pas complètement heureuses. Les conclusions de Dreamcatcher, 22/11/63 ou Désolation laissent par exemple un goût bien amer. Plus que nous terrifier, King nous plonge dans des drames déchirant dont peu de personnages s’échappent.
Malgré tout, l’on continue de le caricaturer comme le « roi de l’épouvante » (cf. cet article). Certains, faisant peu de cas de son travail (ou plus probablement ne le connaissant pas), ont même été jusqu’à prétendre qu’il avait commencé à rentrer dans la « véritable littérature » avec 22/11/63.

Comme l’écrivain fait vendre et attire le chaland, les médias généralistes y vont de leur petits classements de temps en temps. Que dire de celui du Monde, sur les adaptations cinématographiques tirées des livres de King ? Les gens qui ont pondu ça vont jusqu’à mettre La Ligne Verte dans les pires nanars… (c’est au contraire, avec Les Evadés, l’une des meilleures adaptations de King, justement parce qu’elle joue sur l’émotion et la richesse des personnages).
Télérama n'échappe pas à l'exercice et livre, avec ce classement, une liste cette fois des romans supposément incontournables de King. Or l’on a la surprise de voir, dans ce classement de « romans », un recueil de nouvelles (de novella disons) et un essai sur l’écriture. Ça part mal. L’on retrouve également Salem ou Carrie, qui ne sont clairement pas les plus grandes réussites du maître, et l’on déplore l’absence de Simetierre par exemple. Assez étrange d’ailleurs pour une publication qui se veut « intellectuelle », Simetierre étant sans doute le plus sombre roman de King et, surtout, celui qui amène les pistes de réflexion philosophiques les plus sérieuses (le roman pose en fait la question de la nécessité de la mort et de sa fonction naturelle, lui opposant des actes « contre-nature » aux conséquences terribles). Pas non plus trace d’Insomnie, qui avait pourtant le courage d’aborder, même maladroitement, la question de l’avortement. Et pas un mot sur la saga majeure de l’auteur, La Tour Sombre [2].
Les commentaires sur les romans sélectionnés sont en plus totalement superficiels voire carrément faux. Ainsi, dans 22/11/63, King est loin de « jouer brillamment avec l’idée du voyage dans le temps » (pas en tout cas dans le sens d’un Universal War One ou d’un Looper, qui sont des récits dans lesquels le voyage dans le temps tient un rôle majeur). En réalité, King utilise ce procédé (complètement anecdotique) pour évoquer (de nouveau) la fin des années 50, autrement dit le monde de son enfance.
Le site Allociné, dans son classement des meilleures adaptations, balance aussi un peu n’importe quoi. La présence de Simetierre (roman magistral mais film pathétique) en dit long sur la méconnaissance crasse du récit originel et de sa thématique poignante, passée totalement à la trappe dans ce navet de série Z.


Bref, on le voit bien, Stephen King (un peu comme les super-héros en ce moment [3]), est à la mode et attire à la fois ceux qui ont toujours apprécié sa prose (ou au moins sa traduction française) et ceux qui n’en ont jamais lu une ligne.
Je peux comprendre l’opportunisme, j’ai plus de mal avec le manque de travail qui consiste à sélectionner des œuvres au hasard, sans les connaître ni s’y intéresser vraiment. Cela me fait penser au Club Dorothée. À l’époque, qu’est-ce que les bien-pensants déversaient comme saloperies sur cette émission ! À les en croire, c’était presque une émanation des enfers. Bien sûr, ils ne s’étaient jamais intéressés à Saint Seiya ou à un autre dessin animé diffusé dans l’émission, mais ils avaient un avis parfaitement arrêté sur la question. Aujourd’hui, les mêmes n’en finissent plus d’éloges sur la si sympathique Dorothée et évoquent, la gueule enfarinée et le zgueg à la main, le « bon vieux temps » et l’innocence de ces programmes fédérateurs… ont-ils pour autant ouvert un Kurumada ? Pas plus aujourd’hui qu’hier. Mais les girouettes n’ont pas besoin de lire, elles sont bien trop occupées à tourner.




[1] Vance évoquait avec humour il y a peu, sur notre page facebook, la distinction qu’a reçu King dernièrement (National Medal of the Arts). Les quelques mots de présentation dans cette courte vidéo en disent finalement plus sur l’auteur que la plupart des médias français, notamment la partie où il est dit que « monsieur King combine à la fois un remarquable sens de la narration et une analyse pointue de la nature humaine ». Même par la suite, quand l’aspect « effrayant » est évoqué, l’on n’oublie pas de rappeler ses travaux dans d’autres genres, comme la science-fiction, le fantastique et le suspense.
[2] Sur ce sujet, vous pouvez consulter les articles de Vance, parti pour une longue exploration de cet univers, mais aussi cette liste d’ouvrages conseillés avant la lecture de la saga, qui contient aussi un petit point sur le moment, douloureux, où l’on tourne la dernière page.
[3] Même France Inter se fend d’une émission sur le sujet. Oh, bien entendu, à travers le prisme réducteur des adaptations hollywoodiennes, faut pas déconner non plus, ils ne vont pas commencer à lire.